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TVA intracommunautaire : évolutions jurisprudentielles en matière de ventes en chaîne

TVA intracommunautaire : évolutions jurisprudentielles en matière de ventes en chaîne

30/11/2016

1 – En matière d'opérations triangulaires intracommunautaires, la CJUE a rendu deux arrêts largement commentés et qui ont posé le principe suivant : lorsque deux livraisons successives portant sur le même bien donnent lieu à un unique transport, ce dernier ne peut être imputé qu'à une seule livraison (CJCE, 1re ch., 6 avr. 2006, aff. C-245/04, Emag Handel Eder : Dr. fisc. 2006, n° 16, act. 84. – CJUE, 2e ch., 16 déc. 2010, aff. C-430/09, Euro Tyre Holding BV, pt 38 : Dr. fisc. 2010, n° 51, act. 485). Toutefois, la 6e directive TVA (Cons. UE, dir. n° 77/388/CEE, 17 mars 1977) ne prévoit aucune règle quant à la façon de déterminer à quelle livraison le transport doit être affecté.

Si l'arrêt Emag Handel ne constitue pas véritablement une révolution en la matière, on peut tirer plusieurs enseignements de l'arrêt Euro Tyre , et notamment que le « transfert du droit de disposer du bien comme un propriétaire » (définition de la « livraison » en matière de TVA) est l'élément clé pour permettre l'affectation du transport dans une opération triangulaire.

Il a ainsi été décidé que si le premier acquéreur, B, ayant obtenu le droit de disposer du bien comme un propriétaire sur le territoire de l'État membre de la première livraison, manifeste son intention de transporter de A vers C ce bien vers un autre État membre et se présente avec son numéro d'identification à la TVA attribué par l'État de la société C, le transport intracommunautaire devrait être imputé à la première livraison entre A et B, à condition que le droit de disposer du bien comme un propriétaire ait été transféré au second acquéreur dans l'État membre de destination du transport intracommunautaire.

Autrement dit, si B a transféré à C le droit de disposer du bien comme un propriétaire avant que le transport intracommunautaire n'ait lieu, donc dans l'État membre de départ du bien, alors c'est la vente entre B et C qui doit être traitée comme une vente intracommunautaire, en sorte que la vente qui précède (entre A et B) est une vente domestique dans l'État membre de départ.

2 – Plus récemment, dans un arrêt du 27 septembre 2012, la CJUE a confirmé que si l'administration fiscale peut refuser le bénéfice de l'exonération d'une livraison intracommunautaire en cas de non-communication du numéro d'immatriculation à la TVA, elle ne peut refuser l'exonération sur ce seul fondement si l'assujetti n'a pu, de bonne foi, transmettre ce numéro et qu'il a fourni des indications tendant à prouver que l'acquéreur est un assujetti (CJUE, 4e ch., 27 sept. 2012, aff. C-587/10, Vogtländische Straßen-, Tief– und Rohrleitungsbau GmbH Rodewisch : Europe 2012, comm. 466, obs. A.-L. Mosbrucker).

Dans cette affaire, une société allemande (VSTR) avait vendu des biens à une société américaine (Atlantic), laquelle les avait revendus à une société finlandaise, le premier acquéreur s'était occupé du transport pour livrer les biens depuis l'Allemagne à destination de la Finlande. Ne disposant pas d'un numéro d'identification à la TVA dans un État membre, la société américaine avait communiqué à son fournisseur allemand le numéro d'identification à la TVA de son client finlandais, afin qu'il puisse lui établir une facture exonérée de TVA allemande par application de l'exonération des livraisons intracommunautaires.

 
Ainsi, nonobstant l'absence d'immatriculation à la TVA de la société américaine dans un État membre autre que l'Allemagne, le vendeur aurait pu, en théorie, faire application de l'exonération des livraisons intracommunautaires. La condition déterminante étant la preuve de la qualité d'assujetti de l'acquéreur.
 
La CJUE, bien qu'elle n'ait pas été saisie de cette question, a donné à la juridiction de renvoi des indications sur la condition relative au transport, en rappelant les critères exposés dans l'arrêt Euro Tyre : la réponse à cette question dépend d'une appréciation globale de toutes les circonstances de l'espèce et, notamment, de la détermination du moment auquel le pouvoir de disposer du bien comme un propriétaire a été transmis au destinataire final. La Cour de justice a conclu que la livraison de VSTR à Atlantic ne constituerait pas une livraison intracommunautaire exonérée dans l'hypothèse où le second transfert de propriété des biens en cause, d'Atlantic à l'entreprise finlandaise, aurait eu lieu avant que le transport intracommunautaire de ces biens vers la Finlande ne soit intervenu.
 
3 – Suite à cet arrêt de la CJUE, la juridiction de renvoi allemande a relevé dans sa décision du 25 février 2015 (aff. XI R 15/14) que l'administration fiscale allemande n'avait pas pu établir que la société Atlantic avait transféré à son client finlandais le pouvoir de disposer des biens comme un propriétaire sur le territoire allemand avant le transport et que, par conséquent, dans le doute, c'est la première livraison (donc la vente entre VSTR et Atlantic) qui doit être considérée comme une vente intracommunautaire.
 
Dans la deuxième affaire jugée le même jour (XI R 30/13), la juridiction de renvoi avait également affaire à une opération triangulaire, mais dans laquelle c'était le client final, C, qui s'était occupé du transport. La Cour fédérale des finances a indiqué que si en principe, dans pareille hypothèse, C se voit transférer par B le pouvoir de disposer du bien comme un véritable propriétaire dans l'État membre de départ, et que par conséquent ce serait bien la vente entre B et C qui devrait être qualifiée de livraison intracommunautaire, il n'est pas exclu que ce puisse être la vente entre A et B qui le soit, mais pour ce faire, il faudrait que B transfère à C le pouvoir de disposer du bien comme un propriétaire après que les biens ont quitté l'État membre de départ (C s'occupant de chercher les marchandises chez A, il devrait en pratique être rare de voir le transfert de ce pouvoir à C effectué après que les marchandises ont quitté cet État).
 
Nous attendons à présent de voir si le législateur allemand entend intégrer ces solutions jurisprudentielles dans son droit interne.
 
4 – À ce jour, les juridictions administratives françaises n'ont pas encore eu à se prononcer avec un tel niveau de détail. L'attention est attirée sur le fait que dans les affaires Euro Tyre et VSTR, l'acquéreur-revendeur, B, n'était pas établi dans l'État membre de départ des marchandises. Toutefois, dans ses décisions, le juge communautaire n'a pas fait dépendre l'attribution de la qualité de livraison intracommunautaire du lieu d'établissement de l'acquéreur-revendeur. C'est pourquoi, dans les exemples ci-dessous, nous avons, par analogie, appliqué strictement les principes découlant de cette jurisprudence, dans des situations dans lesquelles l'acquéreur-revendeur est établi dans l'État membre de départ des marchandises. Les solutions en découlant pourront être jugées déconcertantes par le lecteur, sentiment que nous éprouvons d'ailleurs.
 
5 – Exemple 1 (depuis l'Allemagne vers la France) :
 
Hypothèse : Une entreprise allemande A vend des marchandises à une autre entreprise allemande B qui, à son tour, les revend à une entreprise française C.
 
B qui n'est pas immatriculée à la TVA en France, reçoit une facture de A avec de la TVA allemande, et facture à C une livraison intracommunautaire exonérée de TVA allemande.
 
B et C ne sont pas convenues que le transfert, au profit de cette dernière, du droit de disposer des biens comme un véritable propriétaire aurait lieu en Allemagne, avant le transport.

Le transport est effectué par B à destination de la France.

 
Solution :
 
La stricte application des jurisprudences précitées n'induirait pas de risques en termes de TVA pour B en France. L'acquisition intracommunautaire que B serait censée déclarer en France serait exonérée de TVA française en vertu de l'article 262 ter, II du CGI (à condition que B ne soit pas établie en France et qu'elle aurait un droit à remboursement total de la taxe qui serait due au titre de l'acquisition), ce qui signifie que l'amende de 5 % pour défaut d'autoliquidation ne saurait lui être appliquée. La vente à C, étant une vente domestique en France, relèverait du dispositif de l'autoliquidation de l'article 283, 1 du CGI.
 
C aurait bien autoliquidé sur sa CA3 la TVA, mais au titre d'une acquisition intracommunautaire, et non d'un achat relevant de l'article 283, 1. Nous ne voyons pas de risques à son niveau pour une simple erreur d'incrémentation de la base à collecter sur l'imprimé CA3 (les acquisitions intracommunautaires étant mentionnées en ligne 3, tandis que les achats internes auprès d'opérateurs non établis sont mentionnés en ligne 3B).
 
En revanche, B pourrait être sanctionnée pour défaut de déclaration des acquisitions intracommunautaires sur la déclaration d'échanges de biens à l'introduction (amende de 750 € par DEB manquante, passant à 1 500 € si le redevable ne la dépose pas dans les 30 jours d'une mise en demeure).
 
6 – Exemple 2 (depuis la France vers l'Allemagne) :
 
Hypothèse (inverse) : Une entreprise française A vend des marchandises à une autre entreprise française B qui, à son tour, les revend à une entreprise allemande C.
 
B qui n'est pas immatriculée à la TVA en Allemagne, reçoit une facture de A avec de la TVA française, et facture à C une livraison intracommunautaire exonérée de TVA française.
 
B et C ne sont pas convenues que le transfert, au profit de cette dernière, du droit de disposer des biens comme un véritable propriétaire aurait lieu en France, avant le transport.

Le transport est effectué par B à destination de l'Allemagne.

 
Solution :
 
La situation serait nettement plus délicate, car l'Allemagne n'a pas fait le choix, comme la France, de prévoir un mécanisme d'inversion du redevable de la TVA pour les ventes domestiques.
 
B risquerait donc de voir l'administration fiscale allemande lui réclamer la TVA allemande qu'elle aurait dû facturer à C, au motif que le transport intracommunautaire ne pouvait être affecté qu'à la vente entre A et B (ce que les Allemands appellent « bewegte Lieferung », c'est-à-dire livraison avec transport), avec pour corollaire que la vente entre B et C est une vente sans transport localisée en Allemagne (« ruhende Lieferung », c'est-à-dire livraison sans transport).
 
Quant au risque de voir l'administration fiscale française refuser à B le droit de déduire la TVA française qu'elle a supportée au titre de son achat auprès de A, cela reviendrait à dire que l'Administration appliquerait de plein droit l'exonération de TVA des livraisons intracommunautaires prévues à l'article 262 ter du CGI, ce qui serait possible à l'aune de la décision rendue par la CJUE dans l'affaire VSTR.

 

7 – Ce n'est donc pas sur l'identité de l'opérateur qui effectue le transport qu'il faut se focaliser, mais sur le lieu où le « transfert du pouvoir de disposer du bien comme un véritable propriétaire » intervient, tant dans la relation entre A et B, que dans celle entre B et C.

Attention, il ne s'agit pas forcément du transfert de propriété stricto sensu, ainsi, la possibilité d'utiliser le bien, alors même que l'utilisateur n'en serait pas encore propriétaire, pourrait aboutir à la conclusion que la « livraison », au sens de la TVA, est d'ores et déjà intervenue.

Si dans les affaires Euro Tyre et VSTR, il s'agissait de voir si le premier vendeur, A, pouvait exonérer sa vente à B de TVA, il n'est donc pas exclu que la solution découlant de ces arrêts soit utilisée tant par l'administration fiscale de l'État de départ, que celle de l'État d'arrivée, dans des cas similaires à ceux envisagés dans les exemples 1 et 2, dans lesquels se poserait la question de savoir si A pouvait facturer la TVA de l'État de départ à B. Il est à souhaiter, qu'à l'aune de la jurisprudence de la CJUE, que l'on ne peut plus véritablement qualifier de « récente », l'Administration mette à jour sa doctrine pour donner le traitement à appliquer dans de telles situations, et plus particulièrement lorsque le transport est effectué par B, et ce dans le dessein de sécuriser les opérateurs, car en l'état, les solutions dégagées se heurtent au pragmatisme auquel ils aspirent.

8 – Enfin, dans les schémas dans lesquels les mesures de simplification des opérations triangulaires sont appliquées (A facture B sans TVA, B facture C sans TVA, et C autoliquide la TVA dans l'État membre d'arrivée), il convient, par précaution, de faire en sorte que ce soit A qui s'occupe du transport. Il est fortement déconseillé que C s'en occupe.

En effet, il ne faut pas oublier que la mesure de simplification repose sur l'idée que c'est B qui est réputée réaliser une acquisition intracommunautaire dans l'État membre de destination, en conséquence il faut veiller à ce que les lieux où le « transfert du droit de disposer des biens comme un véritable propriétaire » (entre A et B, mais aussi entre B et C) permettent de considérer que le transport est affecté à la vente entre A et B, et non entre B et C.

Notons que l'article 258 D, I du CGI, transposition en droit interne de l'article 141 de la directive n° 2006/112/CE du Conseil, prévoyant des mesures de simplification, contient toujours au 1° une condition qui n'est pas prévue par la directive : l'acquéreur-revendeur, B, ne doit pas être immatriculé à la TVA en France, or la directive prévoit uniquement que l'acquéreur-revendeur ne doit pas être établi dans l'État membre de destination des marchandises.

Document PDF - Revue de droit Fiscal - Lexis Nexis

Pierre ROLLET - Avocat - Judicia Conseils